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 Interview de Isabelle Binoche pour Standard Magazine par Magali Aubert, février 2013.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  Avez-vous vu le précédent Camille Claudel de Bruno Nuytten [1988], avec Isabelle Adjani ? 

Bien sûr, à sa sortie. Je ne l’ai pas revu depuis, mais je l’avais bien en tête. La comparaison est impossible puisqu’avec le film de Bruno Dumont, il n’y a pas de chronologie ou d’histoire. Le film de Dumont est l’expérience du vide, être seuls, en attente et enfermés avec Camille. Mais il y a une continuité aussi avec le film de Nuytten puisque nous nous situons en 1915 après son arrestation.

 

  En effet, trois jours d’une vie d’enfermement, à attendre une visite de son frère, ce n’est pas un biopic, à peine perçoit-on des bribes de son passé…

Ce film est la confrontation des mises en abyme de Camille dans le présent et dans l’absence. Quand, par exemple, elle est face à la terre, elle en malaxe un morceau entre ses doigts et qu’elle ne peut pas sculpter. Si elle avait sculpté, elle aurait donné raison aux gens qui l’enfermaient. Elle le dit dans ses lettres : elle a résisté parce qu’elle a toujours eu espoir de sortir. Et elle craignait aussi que Rodin vienne lui voler ses idées.

Elle a un lien puissant avec son frère, le poète Paul Claudel, mais il ne la sort pas de sa réclusion… Il n’est d’ailleurs pas venu à ses obsèques. 

C’est difficile de juger et pas très agréable. Il faut aussi remettre la situation dans son contexte. D’abord elle est morte pendant la guerre et il était venu la voir quinze jours avant son décès. Evidemment qu’il aimait sa sœur, qu’il avait envie qu’elle soit bien traitée. Mais il a été élevé dans un milieu de petite bourgeoisie et le scandale fut si grand au moment de son enfermement que la famille ne voulait plus revivre ce traumatisme. Il a certainement fuit sa sœur dans la peur, la peur de la maladie et de sa propre folie. Et aussi dans une certaine lâcheté. On lui reproche des choses, parce qu’il était un poète immense et reconnu, mais il est venu la visiter treize fois alors que sa sœur n’est venue qu’une fois et sa mère jamais. Camille a souffert de son enfermement, souffert de l’injustice de son isolement, de n’avoir eu aucun autre contact puisqu’elle n’avait pas le droit de correspondre ni de recevoir des lettres pendant 30 ans.

 

  L’ambiguïté de votre jeu réside-t-elle dans la finesse d’une folie discrète, qu’on cherche à déceler pour leur trouver de l’indulgence ?

Oui, il peut y avoir une forme d’ambiguïté dans la maladie. Le patient traverse des moments de crises et d’accalmie. Certains événements font ressortir les symptômes, d’ailleurs, cela est dit dans le film, un des docteurs voulait la faire sortir de l’asile.

J’ai rencontré la famille du côté de sa sÅ“ur après le tournage. L’arrière-petit-fils. Je me suis rendue à Villeneuve-sur-Fère, le village [dans l’Aisne] où elle a été élevée. Elle a supplié pendant 30 ans dans sa correspondance, de retourner dans ce lieu d’enfance pour y finir ses jours. Je voulais accomplir ce désir qu’elle n’avait jamais pu réaliser. C’était ma façon de finir le film. De sortir de cette visitation. Car je n’avais pas l’impression de jouer Camille mais de la sortir du tombeau. Cela m’a valu quelques frayeurs la nuit, quelques cauchemars, quelques réveils fulgurants. Le film fini, j’ai ressenti une légèreté grâce au travail accompli. Une semaine après le tournage, je jouais Mademoiselle Julie [d’après Strindberg] à Reims, qui était à quarante-cinq minutes de Villeneuve-sur-Fère, donc j’ai téléphoné à la famille et leur ai rendu visite. C’était très émouvant. J’ai vu le pastel qu’elle avait fait de sa sÅ“ur quand elle était jeune. J’ai touché les meubles, monté les escaliers, passé les portes, vu son premier atelier au grenier. Ce n’est jamais facile, pour une famille, de vivre avec les mémoires, avec les manques, surtout quand la célébrité s’y mêle. La folie est tabou et gênante. A cette époque, une femme ne pouvait pas être sculpteur. C’était un métier rustre, d’homme et souvent d’homme non éduqué. Un métier cher, physique et exténuant. Il fallait y aller au marteau, les mains abîmées, des heures durant. Les filles, à son époque, apprenaient le piano, le dessin… Camille avait une passion déchirante, et la famille s’est sentie déchirée par ce qui poussait en elle.

 

  Ses nombreuses lettres et son journal médical ont constitué votre documentation. Que retiendrez-vous ?

Les passages les plus forts de ses lettres sont ceux où elle supplie sa famille de la laisser sortir, de lui faire une petite place dans la grange où elle voulait se retirer et finir ses jours. Elle n’avait le droit d’écrire à personne d’autre qu’à son frère, sa mère et sa sœur. Son journal médical est visible au musée de Montfavet [Vaucluse] mais nous n’avons pas pu tourner là-bas car les lieux se sont modernisés.

C’est un choix de Bruno ; et pour moi, il est important de savoir qu’elle a été enceinte de Rodin, son corps a pris corps avec lui et elle a avorté mais les créations sont restées, son souffle est resté. Elle a fait face courageusement à une époque qui la refusait totalement. Certainement, il y avait une fragilité en elle, un besoin plus fort que la normale, un feu qui brûle et qui a trop soif, mais la société est aussi responsable de sa maladie. Etre femme et sculpteur, on ne lui a pas pardonné. Elle s’est sentie abandonnée et trahie par Rodin. Et les raisons de sa paranoïa ont été réelles : elle avait une commande de l’Etat que Rodin a détournée, car il s’agissait de la sculpture qui le représentait avec sa concubine et elle, la maîtresse, suppliante. Souvent, ce mal vient d’une passion extrêmement forte qui se retourne, et l’être aimé devient l’ennemi premier. Il y a une obnubilation dans la terreur de celui qui va nous détruire.

 

 

    Entretien Magali Aubert, en février 2013 dans Standard n°38

 

 

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